vendredi 15 juin 2012

"Barbara", Christian Petzold

Barbara est médecin, coincée en RDA en 1980. Elle doit s'adapter à l'hôpital de province où elle a été affectée, dans une campagne où elle est observée jour et nuit, et où un de ses collègues lui montre un intérêt qui la déstabilise. Mais pendant ce temps, elle prépare son évasion avec l'aide de son amant qui réside à l'Ouest...



C'est la plongée dans l'Allemagne de l'Est d'il y a trente ans qui captive d'abord : les décors sont soignés, notamment celui de l'hôpital, minutieusement éclairé et accessoirisé. Avec cohérence, cette reconstitution passe aussi par le choix consciencieux des costumes, des coiffures et des intérieurs. L'ambiance ainsi recréée est surtout sublimée par une réalisation intelligente, qui offre des plans dont la composition est d'une beauté marquante, avec un travail remarquable sur la lumière et surtout sur les couleurs, représentant notamment une nature luxuriante tout autour de la ville. C'est bien là la force de "Barbara" : une forme plastique réussie, pour recapturer une époque passée qui est habituellement caricaturée. Ici, on préfère s'attarder sur les conséquences quotidiennes des mesures politiques : la surveillance constante, la limitation des moyens et des libertés, l'humiliation mentale et physique au quotidien, la méfiance généralisée qui en découle. Un constat simple et efficace, comme une jolie piqûre de rappel, qui souffre cela dit parfois de son manque de subtilité.




Et on touche là au vrai problème du long-métrage : l'histoire de cette femme, personnage froid et décidé, aurait pu passionner, aidée par le jeu distancé de Nina Hoss et la façon dont elle était filmée, comme dans un écrin. Mais le récit se concentre sur des aspects beaucoup moins intéressants : souhaitant apparemment insuffler de la vie dans cette femme meurtrie, le scénario souhaite d'abord exalter la facette "médecin dévoué" de Barbara. Si les patients sont intéressants, la relation que la doctoresse noue avec eux apparaît trop facile et trop rapide, beaucoup trop niaise et infondée. Les conséquences qu'elles auront sur les choix de Barbara seront prenantes à l'heure du choix, lorsque l'étau se refermera sur elle, entre sa motivation première et son devoir professionnel et humain, mais ses décisions finales seront aussi attendues que décevantes. Au lieu d'achever de montrer la cruauté du monde dans lequel Barbara est contrainte de vivre, le film préfère faire de sa protagoniste un modèle de droiture, mais perd en intérêt.



De la même façon, le film choisit de s'articuler avant tout sur la relation entre Barbara et son collègue, André. Le côté unidimensionnel de ce personnage, conséquemment interprété de façon monotone par Ronald Zehrfeld, lèse tout suspens quant aux appartenances politiques de ce dernier. Là encore, son côté profondément juste et droit, en chevalier déchu, agace plus qu'il n'attache. Si quelques scènes seront réussies, l'enjeu amoureux est quant à lui absent : si la narration fait preuve d'une certaine retenue et d'une pudeur, elle passe étrangement à côté de la subtilité, menant à une mixture hétérogène entre la mièvrerie et le détachement. Au total, cette relation n'aura rien eu d'exceptionnel, à l'image d'un film qui partait d'une idée intéressante, que Petzold avait su mettre en place dans un environnement convaincant et sous une caméra virtuose, mais qui fait finalement l'effet d'un pétard mouillé car son déroulement se concentre sur les mauvaises choses et son dénouement n'en est que plus frustrant.


vendredi 8 juin 2012

"Moonrise Kingdom", Wes Anderson

"Moonrise Kingdom" raconte l'histoire un brin farfelue de Sam, jeune scout orphelin de douze ans, qui décide de fuguer avec son amoureuse Suzy, jeune fille renfermée et rêveuse. Il quitte son camp et part à l'aventure dans l'île où ils habitent, alarmant les insulaires...



Il y a dans les films qui mettent avant tout en scène des enfants, cette sorte d'injustice qui veut que l'on nomme surtout comme têtes d'affiche les acteurs adultes connus de tous. Ici, il est vrai que Tilda Swinton est comme un poisson dans l'eau dans son rôle de cruelle représentante des Social Services, tandis que Bruce Willis continue sur sa lancée de "je veux prouver que je suis capable de faire autre chose que des blockbusters d'action", même si tout le monde en est déjà suffisamment convaincu et que plus personne ne l'écoute. Edward Norton campe quant à lui un personnage qu'il sait rendre attendrissant, malgré les amusantes caricatures volontaires. Mais c'est avant tout les deux protagonistes principaux qu'il faut féliciter : Jared Gilman parvient à n'être que très rarement agaçant (ce qui, avouons-le, pour un enfant acteur, est un exploit suffisant) et incarne avec aisance le rôle de ce jeune garçon lunaire. Face à lui, la merveilleusement bien castée Kara Hayward révèle des yeux charbonneux, une gueule à suivre et une sensibilité écorchée, surprenante pour son âge.





Quoi qu'il en soit, la vraie friandise du film, ce qui le cale comme vraie oeuvre d'art cinématographique et le différencie de toute comédie de bas-étage, c'est bien évidemment le travail léché de Wes Anderson. Concernant la réalisation, on ne sait même plus par quoi commencer : le travail sur les couleurs automnales est divin, et les plans, surtout dans la nature, sont magnifiques. Les mouvements de caméra sont précis, recherchés et parfois jouissifs tandis qu'ils évoluent dans des décors soignés, entre le kitsch et le surréalisme. Le tout est de surcroît parsemé de petites trouvailles relevées, dans la meilleure veine indie : les événements cocasses et originaux rythment tout le film, laissant le spectateur entre l'amusement et l'admiration. Les dialogues sont évidemment ciselés avec goût, l'humour est omniprésent et la caractérisation des personnages est aussi fantasque que sensible.





La forme est donc, pour ainsi dire, irréprochable ; concernant le fond, on peut être plus nuancé. Si les personnages sont riches et les thèmes explorés profonds, on regrettera la dérive vers un schéma narratif trop traditionnel. Alors même que la fugue des deux pré-adolescents est à son meilleur, elle est interrompue, et le long-métrage a à peine dépassé sa moitié. La suite des événements prend donc un goût certes inattendu, mais moins exaltant, car la recherche effrénée des jeunes amoureux devient presque redondante. Le tout converge vers une fin se voulant un peu trop spectaculaire, là où la simplicité dont le film faisait preuve délicate à son début aurait sans doute été préférable, plutôt que de succomber, semble-t-il, à l'appel des attentes du grand public. La cohabitation de ces deux tendances dans le film grève la plus méritoire, celle qui représente le mouvement indie à son apogée, et qui fait malgré tout de "Moonrise Kingdom" une œuvre intéressante, réfléchie et indéniablement jolie.




lundi 4 juin 2012

Ce que l'on écoutait au Printemps 2012, à usage de nos descendants.

(See what I did there?)

Anaïs - "A L'Eau de Javel"

Anaïs a toujours été un cas à part. Son spectacle inédit "The Cheap Show" a connu un succès grandissant jusqu'à la consécration soudaine aux Victoires de la Musique 2006. Puis est venu le moment du "après", avec un deuxième album, cette fois studio, en demi-teinte, où Anaïs peine à trouver sa place dans des chansons plus conventionnelles. Quand on a appris qu'elle revenait avec un album de reprises des années 1930 à 1960, il y avait de quoi être inquiet. Mais après écoute, si l'on aurait préféré, pour le principe, des créations originales, il faut admettre qu'on ne voit presque pas la différence : la chanteuse a sélectionné avec soin ses morceaux pour qu'ils lui ressemblent, et leur réorchestration est extrêmement moderne et efficace. Le tout est légèrement barré et parfaitement dans la veine Anaïs. On trouvera donc des pistes très vitaminées, comme "Si j'étais une cigarette" ou "Je n'embrasse pas les garçons", ou encore "Sombreros et Mantilles". Des morceaux plus doux tels que le très bon "Et le reste" ou "En douce" soulignent le côté irrévérencieux qu'avait déjà la chanson il y a soixante ans, et qui paraît d'autant plus subversif maintenant. Si beaucoup de chansons se font plus oubliables, notamment à cause d'une adaptation manquant alors d'audace ("Mon Dieu", "Ouragan"), on sourira aux nombreux clins d'oeil humoristiques qui, s'ils grèvent un peu l'aspect musical, sont bien la signature d'une chanteuse drôle et insouciante.






Lana Del Rey - "Born To Die"


Il est difficile de parler de Lana Del Rey, tant tout le monde en a déjà discuté, tant tout a déjà pu être dit à son sujet - le pire comme le meilleur. Dans ce champ de bataille dévasté, ne reste que sa musique comme unique preuve. Celle qui s'est fait connaître par l'infiniment mélancolique "Video Games" délivre ici un album tout entier, et fait alors le choix de la diversité. Les influences sont diverses et les genres varient d'un morceau à l'autre ; seuls demeurent les rythmes hypnotiques et cette indéfinissable ambiance road trip 70s. Ainsi imagine-t-on Lana Del Rey en madonne post-adolescente dans "Off to the Races", "National Anthem" ou "This Is What Makes Us Girls", tandis que l'émotion boudeuse jaillit encore dans le très bon hymne "Born To Die" ou le puissant "Dark Paradise". Les balades, comme "Carmen" ou l'entraînante "Summertime Sadness", brouillent les limites musicales en ajoutant à la moue triste un sentiment de fuite active vers l'avant. Au total, l'album de Lana Del Rey apparaît divers et hétérogène, sans doute décousu et s'il ne sait pas construire un ensemble cohérent, il aura su dépeindre un sentiment universel de perdition passionnelle. Le tout sonne comme un cri de naissance et un chant du cygne à la fois ; il y a fort à parier que Lana Del Rey, personnage artificiel, ne saura pas refaire parler d'elle, mais elle aura su porter la voix des doutes d'une génération, et peu pourront en dire autant.





PJ Harvey - "Let England Shake"
Ma connaissance de PJ Harvey est, au mieux, lacunaire. Après avoir découvert et adoré le profondément rock "Stories From The City, Stories From The Sea", cinquième album de l'idole, je sautai directement au huitième et dernier en date, "Let England Shake". L'évolution de la musique de la chanteuse entre ces deux disques est telle qu'il y avait de quoi être d'abord décontenancé. La voix, d'abord, n'est plus aussi grave et dense, elle s'amuse, s'envole, se fait aigüe, douce, voire lyrique ("On Battleship Hill"), tandis que la musique préfère aux guitares électriques à foison des sonorités bien plus modernes et britanniques, selon le thème même de l'album. Mais une fois cette période d'adaptation passée, on se réjouit de voir que la qualité est toujours là et que, mieux, la musique est toujours animée par ce désir puissant de rébellion artistique. On appréciera les choeurs entraînants et hypnotiques de "The Words That Maketh Murder", le rythme enchaînant de début avec "Let England Shake", le trip aérien de "Written On the Forehead" ou encore la voix déchirée de "England". Le morceau le plus représentatif de cet album et de l'identité enrichie de la chanteuse est sans doute "The Last Living Rose". PJ Harvey s'est renouvelée, elle expérimente des voies entièrement nouvelles, sur le plan de la musique, de la voix comme de l'écriture. Par ce pari osé, elle ne fait finalement que confirmer son talent, tant la métamorphose est une réussite, à la fois fidèle à son identité et témoin d'une sensibilité ré-explorée. Maintenant, me reste l'envie de découvrir les autres albums qui ont vu la progression de cette transformation.






Regina Spektor - "Soviet Kitsch"

Regina Spektor sort cette semaine son sixième album studio (j'y reviendrai) ; l'occasion rêvée de parler, en tout logique, de son petit troisième, datant de 2004. Si Regina étonne toujours par sa capacité à transmettre sa joie de vivre tout en multipliant les chansons tristes, ce paradoxe est à son apogée dans ce disque. L'album débute en effet par quatre lents morceaux au piano évidemment endiablé, avec notamment le magnifique début "Ode To Divorce", dont l'expressivité des paroles, pourtant à la fois cryptiques et concrètes, est incroyable. Ensuite vient le tour de la célèbre "Us", notamment utilisée dans "(500) Days Of Summer", délicieusement dynamique et poétique et de "Sailor Song", où la frêle chanteuse se glisse dans la peau d'un docker. Après un intermède doux et fantasque, la dernière partie de l'album révèle l'énergique "Your Honor", le profond "Ghost Of Corporate Future" ("People are just people / They shouldn't make you nervous / People are just people like you"), et enfin, le bijou de l'album : "Chemo Limo", où une mère s'imagine atteinte de cancer, trop pauvre pour payer la chimiothérapie, et décide d'utiliser plutôt son argent pour une promenade en limousine avec tous ses enfants. Les textes de Regina Spektor sont mystérieux et beaux, chaque mot possède un vaste capital imaginatif, et la poésie qui en émane est évanescente. La musique quant à elle se tient toujours entre la joyeuse improvisation contrôlée et la maîtrise absolue de son instrument, tandis que sa voix se montre aussi claire que puissante. Si cet album est, de prime abord, moins accessible que ses deux successeurs, il est en fait beaucoup plus intime et peut-être encore plus réussi.


dimanche 3 juin 2012

"Once Upon A Time", Saison 1.

Pendant mon isolement socio-culturel, j'ai tout de même jeté un œil entre incontinence urinaire et ulcère gastrique à certaines séries. Notamment cette nouvelle série d'ABC, créée par Edward Kitsis et Adam Horowitz : "Once Upon A Time". Le pitch est le suivant : les habitants d'une ville de Maine sont en fait des personnages de contes de fée, emprisonnés par la Reine dans notre monde, sans souvenir de leur identité. Henry, le fils adoptif de la Reine (maire de la ville dans notre monde), ramène sa mère biologique, Emma, à Storybrooke, car elle est censée être la seule capable de briser la malédiction.


Cette virée dans le fantastique est avant tout toujours profondément divertissante, sans être stupide, et c'était tout ce qui me convenait en cette période. L'histoire est malheureusement un peu trop plagiée sur celle de l'excellente "The Tenth Kingdom", qui n'aura pas bénéficié d'un tel développement ni d'une visibilité aussi importante. Les ressemblances sont multiples, mais l'univers de Simon Moore était suffisamment passionnant pour qu'en marchant sur ses plate-bandes, "Once Upon A Time" y trouve un certain avantage.


Cela ne compense toutefois pas les divers défauts habituels d'une série de network : la réalisation est tout bonnement inexistante, et le jeu d'acteur globalement lisse et peu intéressant. Jennifer Morrison a certes ses moments, tout comme Lana Parilla, alors que Ginnifer Goodwin, si elle bénéficie progressivement d'une exposition au moins aussi importante que Morrison, peine à marquer. On préfèrera Robert Carlyle, ou certains des rôles secondaires, comme la toujours délicieuse Amy Acker. Les autres sont passablement oubliables.


Ce qui différencie la série des autres de son genre, c'est son écriture de bonne facture. Par l'alternance entre le monde réel et le monde des contes de fée se crée un véritable rythme. Il est par ailleurs agréable de voir, sur une saison de vingt-deux épisodes, que chaque moment est une pierre à un édifice bien conçu. La progression de l'histoire est savamment réfléchie, ce qui est extrêmement rare pour une série type ABC : cela rend d'autant plus plaisantes les révélations témoignant de la préparation en amont.


Il est cela dit regrettable que le tout baigne dans une ambiance irrémédiablement mièvre et niaise : là où il aurait été bien plus captivant d'explorer la nature originelle éminemment sombre des contes de fée, les scénaristes préfèrent se tourner vers les clichés de Walt Disney, et ce jusqu'au choix des costumes ! On nous rabâchera épisode après épisode l'importance fondamentale de l'amour et de la famille, plus forts que tout le mal ; l'épuisement vomitif n'est pas très loin.



Alors que l'intérêt commence donc à fléchir, et que l'on s'attendait à une conclusion molle destinée à continuer l'utilisation d'une recette routinière, le final se montre plus ambitieux que prévu, et ose exploser en une demi-heure toutes les bases de la série, pour laisser un suspense alléchant pour la suite, assurant mon retour en saison deux.