lundi 25 novembre 2013

"Gravity", Alfonso Cuarón

Mettons-nous d'accord tout de suite, et tenons-le-nous pour dit : "Gravity" est très, très joli. Mieux encore : c'est une expérience visuelle inédite qui, à elle seule (et c'est bien là le problème), justifie le détour (et la découverte que les lunettes 3D ne sont plus qu'à un euro, ce qui est toujours ça de pris, (même si personnellement j'avais gardé celles d'"Avatar" dans le tiroir où je range mon passeport pour une raison qui m'est inconnue)). Tout le monde s'accorde à le dire, et à juste titre : la 3D, pourtant bien trop utilisée actuellement dans les UGC et autres Gaumont sans autre raison que celle de l'effet de mode, trouve ici sa raison d'être. Elle est léchée, peaufinée, et aussi fine qu'immanquable.


Tout le film a été pensé pour cette immersion en profondeur du spectateur dans un milieu aussi célèbre qu'inexploré. On flotte, on tourne, on vacille donc avec ces personnages dans l'espace, et de très habiles mouvements de caméra viennent renforcer cette impression insolite qui vaut presque les brûlures oculaires que procure une heure et demie de lunettes 3D poussiéreuses. S'ajoutent à cela des effets spéciaux souvent époustouflants, une mise en scène extraordinaire, au sens premier du terme, et une prouesse technique aussi mystérieuse qu'impressionnante ; et on ne peut nier que le tout nous cloue sur notre siège à de nombreuses reprises. On ne peut pas faire autrement : on est pris en otage avec la protagoniste, car on se prend aussi les mêmes débris en pleine face.



Quel est le problème, alors, me demanderez-vous ? Parce que bon, vous commencez à me connaître, vous savez bien qu'il risque d'y avoir un problème (et puis de toute façon je l'ai glissé au début, pour ceux qui suivent). Et vous avez raison. Tout d'abord, la faiblesse extrême du scénario : au nom de cette beauté visuelle qui reste, quoi qu'on en dise, le but principal du long-métrage, se succèdent sans fin des péripéties répétitives et de plus en plus poussives, ancrant ce supposé chef-d’œuvre dans le genre du film d'action/catastrophe américain lambda. Ces situations périlleuses simplement posées les unes à la suite des autres, sans vraie articulation, laissent Sandra Bullock peiner à trouver une façon crédible de parler toute seule et s'épuisent dans un enjeu qui s'essouffle.


Et on touche ainsi au noyau du problème de "Gravity" : soudain conscient qu'il n'a à proposer que de très jolies images, il veut nous faire avaler la couleuvre qu'il porte un symbolisme profond. Bon, passe encore : la parabole de la femme détruite qui décide de se battre pour la vie, on a fait plus original, mais si ça peut servir de fond à ce charmant écrin, je veux bien prendre. Le problème, c'est que, comme on l'a établi, le film n'est rien d'autre qu'un film d'action catastrophe américain lambda (ou "FACAL" ; j'ai un peu fouillé mon cerveau pour trouver une autre appellation dont le sigle formerait un malicieux "fécal", en vain - cher public, je suis à l'écoute de tes propositions). Aussi quand il veut instiller du symbolisme, il trouve certes quelques clés, mais comme il tient vraiment à ce que tout le monde (même toi, la fille au fond qui commente à voix haute "olala j'ai peur", "ha tu vois je t'avais dit que ce serait lui", "attends j'ai pas compris"...) capte bien le sens de sa métaphore, il commet l'erreur la plus impardonnable : il explique.


Explicitement, comme on raconte pourquoi la blague qu'on vient de raconter et qui vient de faire un flop est drôle, la narration appuie bien sur le symbolisme, le prémâche et le fourgue tout prêt à consommer à son spectateur, histoire que celui-ci ait bien l'impression d'avoir été le témoin d'une œuvre d'art. Dans un film qui contient peut-être quinze minutes de dialogues (ou plutôt de monologues embryonnaires), cela passe encore moins inaperçu. Et on se sent encore plus pris pour des cons, jusqu'à ce que la fin vienne nous rassurer : non, non, c'est pas nous, les cons, c'est bien celui qui a dessiné sur le storyboard les derniers plans, pas peu fier de son choix si audacieux de la contre-plongée. Très honnêtement, ça ne regarde que moi, mais j'aurais préféré mille fois qu'on se contente de me montrer de jolies images, plutôt que d'essayer en plus de me faire croire que le sens profond est d'une intelligence à toute épreuve alors même qu'on l'exhibe avec aussi peu de subtilité.

lundi 11 novembre 2013

"Un Château en Italie", Valeria Bruni Tedeschi

C'est l'histoire d'une femme riche. Le grand manoir paternel en Italie doit être vendu ; le frère se meurt du sida ; la mère gère comme elle peut le décalage entre le rythme de vie et les finances persistantes ; un ami de la famille les harcèle pour être entretenu ; et Louise, quarantenaire en mal d'enfants, tombe amoureuse d'un comédien de vingt ans son cadet.

ouh qu'elle est vilaine cette affiche

Alors, oui, c'est sans doute ce genre de film ultra-bobo, acclamé par Télérama et les Inrocks et suivi par Assurément ! On y parle de problèmes de riches, de l'angoisse existentielle d'une quarantenaire qui s'ennuie, de relations floues entre personnages profondément névrosés. Le "film français" par excellence - en tout cas au sens que ses détracteurs lui donnent. Il n'empêche que le scénario de Valeria Bruni Tedeschi, coécrit notamment avec la merveilleuse Noémie Lvovsky, se tient absolument dans une cohérence admirable.


On est bien sûr plongé en pleine autofiction : le frère de Bruni Tedeschi est lui-même décédé du Sida, elle a été cinq ans en couple avec Louis Garrel casté ici dans son "propre rôle", et elle est elle-même une actrice dysthymique abandonnée à la richesse de la dynastie familiale. Pourtant, ce processus se fait sans douleur ni exhibitionnisme : on sent dans cette histoire, au-delà d'une velléité de mise en scène narcissique, une volonté d'écrire sur ce que l'on connaît, de retransmettre une vie telle qu'elle se déroule, dans un quotidien nonchalant qui ne suit pas un lit narratif conventionné.


Aussi le film a été beaucoup apprécié pour un supposé mélange des genres, mais il apparaît en fait que les situations, comme le reste, se trouvent toujours sur le fil. La comédie naît d'une souffrance peu risible qui trouve là une extériorisation légère ; et quand la violence jaillit, on la sent aussi passionnée qu'inoffensive. Ainsi les genres ne sont pas mélangés : ils sont fusionnés. Les dialogues regorgent d'un réalisme qui colle avec les quelques minauderies de l'actrice principale, tandis que Louis Garrel y trouve un rôle certes sur mesure et parfaitement dans ses cordes, mais en conséquent maîtrisé. Seule Céline Sallette n'est pas mise en avant : comme son personnage jamais vraiment inclus dans la famille, elle sera peu filmée, ou alors de loin, pas directement, pas vraiment ; pourtant sa performance est très travaillée.


On peut ne pas comprendre ou ne pas être touché par ce qui peut sembler un marivaudage auto-psychanalytique qui ne fait que poursuivre ce que "Actrices" commençait. Mais l'application de Valeria Bruni Tedeschi à représenter avec ferveur son histoire dans toutes ses dimensions, tous ses détails et toutes ses complications, quitte à ce qu'elle en devienne bigarrée, constitue la captivante réussite d'une artiste qui parvient à dire ce qu'elle souhaite exprimer. Le fond en est discutable, bien sûr, tant le trouble métaphysique de la réalisatrice comme de sa protagoniste peuvent sembler vains et superficiels ; mais cette honnêteté affranchie ne l'est que très peu.

jeudi 7 novembre 2013

"Snowpiercer, Le Transperceneige", Bong Joon Ho

Adapté d'une bande dessinée française (mais ça ne me fera pas dire "cocorico", je crois que c'est là une des habitudes les plus détestables de l'histoire de la communication), ce film de science-fiction dépeint un avenir proche où, souhaitant arrêter le réchauffement climatique en injectant un produit dans l'atmosphère, les humains enclenchent une nouvelle ère glaciaire... Les seuls survivants embarquent à bord d'un train qui fait le tour du monde, désormais en boucle : les plus fortunés festoient en tête de train tandis que les pauvres sont entassés en queue. Mais tout va être bousculé par une révolte menée par Curtis qui tentera d'avancer de wagon en wagon pour renverser cette injuste hiérarchie.


L'idée de base est donc très intéressante : au-delà du message écologique, la prémisse sous-tend la paresse de l'être humain qui préfère une solution radicale risquée à des mesures préventives contraignantes mais efficaces. Ensuite, se met en place l'évidente allégorie sociétale à travers le microcosme du train : la lutte des classes se dessine et les frontières entre le bien et le mal sont si habilement brouillées que l'issue de l'histoire demeure entièrement mystérieuse, avant de trouver une conclusion très adaptée. On ne regrettera, sans trop en dire, que cet éternel consensus sur l'innocence infantile, qui y replace malheureusement un manichéisme jusque là savamment évité. Mis à part ce faux-pas, sont produites de fascinantes réflexions sur la garance de l'ordre établi, le sens du sacrifice, la justification du crime, l'injustice au nom de la collectivité. Si toutes ces questions philosophiques proviennent probablement de la bande-dessinée en elle-même, elles sont richement conservées, et même mises en exergue, par la narration du film.


Cette dernière se fait d'ailleurs trépidante : la stratification de l'histoire par chaque passage de wagon procure un rythme haletant et un suspense prégnant qui rendent l'action captivante. La réalisation lui rendra cependant peu justice : si elle est convenable, elle manque d'efficacité, d'audace et de clarté, notamment dans les scènes de combat. Entre quelques effets spéciaux un peu décevants et de nombreuses révélations inattendues et mises en place (la plupart du temps) avec soin, d'autres moments trouvent le temps de mettre en place un univers particulier au milieu de splendides décors. Là, évoluent des personnages secondaires parfois trop effacés : Luke Pasqualino trouve ici un rôle inattendu mais (heureusement?) quasi-muet, tandis qu'Octavia Spencer fait ce qu'elle fait le mieux. En face se placent des protagonistes plus impressionnants : Chris Evans interprète plutôt bien un rôle principal qui frôle parfois le stéréotype avant de s'en éloigner avec brio. Et surtout, l'immense et merveilleuse Tilda Swinton rend son personnage aussi comique que perturbant.


Au total, l'acclamation par la critique de "Snowpiercer" est compréhensible : le film offre de la science-fiction à la fois divertissante, riche, intelligente et trépidante. Il s'éloigne suffisamment des conventions du genre tout en conservant ce qu'il s'y trouve de meilleur. Et il s'attache surtout à ne pas reproduire les erreurs d'autres adaptations du type : il n'en extrait pas seulement un univers visuel et une action condensée, mais prend au contraire le temps d'y instiller le noyau moral et idéologique. Cela fait de l’œuvre ce qu'on est en droit d'attendre, ni plus, ni moins, des films d'action dystopiques au cinéma.


dimanche 3 novembre 2013

"Gabrielle", Louise Archambault


Gabrielle est atteinte du syndrome de Williams : elle est déficiente intellectuelle. A Montréal, elle habite dans un centre de personnes atteintes de troubles similaires et vit sa vie entre les moments passés avec sa grande sœur Sophie, la chorale où elle chantera bientôt sur scène avec Robert Charlebois (réelle vedette canadienne) et Martin, rencontré dans cette chorale, dont elle est tombée très amoureuse.


Je ne veux pas commencer à parler de respect envers les personnes handicapées mentales, je ne veux pas raconter à quel point le film ouvre les yeux du spectateur sur tout ce qu'elles ont à lui apprendre en termes de sincérité, de simplicité et d'honnêteté, je ne veux pas insister sur la façon extraordinaire avec laquelle Louise Archambault met en scène une protagoniste incroyablement touchante dans sa générosité absolue, sa volonté de liberté inassouvissable et son humanité sentimentale qu'on a tendance à toujours, toujours oublier. Je ne veux pas parler de tout ça parce que moi, comme beaucoup de chroniqueurs dont j'ai pu lire les critiques, je risque alors de tomber dans les bons sentiments, la consensualité, la démagogie. Et ce ne serait pas rendre justice au travail exemplaire de la réalisatrice sur le sujet. Alors, la meilleure façon d'aborder la chose est de vous conseiller d'aller voir le film pour juger par vous-même de la tendresse avec laquelle on aime immédiatement Gabrielle.



Le personnage comme l'actrice, qui est bien sûr elle-même atteinte de cette maladie. On se demande bien sûr comment le tournage s'est déroulé, puis on se rend compte que tout a dû avoir lieu avec la même évidence que dans le film. Aussi Gabrielle Marion-Rivard interprète son rôle avec enthousiasme, bonheur et vérité, sa présence lumineuse fait du film ce qu'il est et se marie à merveille avec une mise en scène délicate et claire. Mais c'est en se penchant sur le personnage de Martin qu'on s'étonne : Alexandre Landry n'est, quant à lui, pas déficient mental. Et il était impossible de s'en douter, tant son jeu est subtil et fin, tout en demeurant très respectueux et attentif. A deux, ils dessinent une histoire d'amour dont on ne sait plus si elle est singulière ou banale, ce qui prouve bien l'extrême réussite du long-métrage.



C'est donc un petit film sans prétention, mais qui touche parfaitement juste : la relation de Gabrielle avec sa sœur (Mélissa Désormeaux-Poulin) est parfaite et le rôle de la mère, détachée car perdue, est très intéressant également, tout comme celui, opposé, de la mère surprotectrice de Martin. La relativement faible quantité d'action ne dérange pas car, comme dans la vie de Gabrielle, une contrariété devient un drame, une course un défi, un amour une raison de vivre. En cela, "Gabrielle" rend compte d'une minorité oubliée avec un soin infini, et cette œuvre humble peut se targuer de se montrer indispensable alors même qu'on en avait omis l'urgente nécessité.